Le 24 décembre 1965, vers 18 h, le sanctuaire d’origine de Schœnstatt est le théâtre d’une heure historique : le Père Kentenich, le fondateur du mouvement international de Schœnstatt, revient au bout de 14 ans là où Schœnstatt a commencé.
Il n’a pas choisi librement cette longue absence. C’est la suprême congrégation romaine, le Saint Office, qui en a disposé ainsi.
Le Père Kentenich lui-même avait réagi très paisiblement à cette disposition. Il avait demandé un examen par l’Eglise, et il l’avait même provoqué. Même s’il n’avait pas compté avec une mesure aussi lourde, c’était son vœu le plus cher que l’Eglise puisse examiner son œuvre et la recevoir. En regardant l’histoire de l’Eglise, il avait vu que de nombreuses fondations innovantes avaient dû traverser de semblables épreuves du feu.
Le théologien Hans Urs von Balthasar écrit : « Il y a des missions qui sont projetées dans l’Eglise comme des éclairs venant du ciel, et qui doivent manifester une volonté unique et claire de Dieu au sujet de son Eglise. De l’autre côté, il y a des missions qui surgissent au sein de l’Eglise et de la communauté, du sein des ordres religieux, et qui, par leur pureté et leur logique interne, deviennent un modèle pour les autres. » (Hans Urs von Balthasar, « Thérèse de Lisieux : histoire d’une mission », Mediaspaul, p. 11, 1972, Trad. de M. L’Abbé Robert Givord). Il est évident que les missions que l’Esprit Saint jette comme l’éclair dans l’Eglise font d’abord un effet étrange et effrayant. En général, elles doivent traverser de rudes épreuves avant de pouvoir être reconnues comme venant de l’Esprit.
Le fondateur des Jésuites, Saint Ignace de Loyola, n’a pas comparu moins de neuf fois devant l’Inquisition*. Entre temps, il a même été incarcéré.
Saint Joseph de Calasanz, le fondateur des Piaristes, avait d’abord été nommé Général à vie de sa fondation. Dix ans plus tard, il fut déposé par suite de plaintes, qui se révélèrent plus tard être des intrigues.
Sainte Thérèse d’Avila dut supporter des années un examen épuisant de la part de l’Inquisition, jusqu’à ce que son chemin spirituel, jusque là inhabituel, soit reconnu. Plus tard, elle fut l’une des premières femmes à être proclamée Docteur de l’Eglise.
Mary Ward, en raison du caractère novateur de sa fondation, fut incarcérée neuf semaines comme hérétique. Certes, le jugement de l’Inquisition aboutit à sa justification, mais sa fondation fut dissoute. Ce n’est que plus de 50 ans après sa mort que l’Institut des « Dames anglaises », fondé par elle, fut reconnu par l’Eglise. Puis il fallut encore près de 200 ans avant que le Pape autorise à reconnaître Mary Ward comme fondatrice.
Hans Urs von Balthasar écrit que les missions qui sont semblables à l’éclair de l’Esprit Saint ont souvent sur l’Eglise un effet contradictoire. Elles contrecarrent ce qui se faisait jusque là. Il faut beaucoup de luttes avant qu’elles soient acceptées. Et pourtant, elles sont nécessaires, parce que c’est précisément ainsi que l’Esprit Saint indique à l’Eglise de nouveaux chemins.
C’est avant tout la manière dont les personnalités fondatrices acceptent de telles mises à l’épreuve et en jugent spirituellement qui est pour l’Eglise un critère d’authenticité dans la suite du Christ. Cette année-là, le Père Kentenich ne cessait de citer la parole du Ressuscité aux disciples d’Emmaüs : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? » (Lc 24,26).
Tandis qu’à l’occasion du centenaire de sa fondation, en octobre 2014, le Pape François recevait en audience générale le mouvement de Schœnstatt, il dit qu’il était très impressionné par l’attitude du Père Kentenich, compte tenu de l’incompréhension qu’il avait dû supporter et de son rejet. C’est le signe qui manifeste un chrétien quand le Seigneur lui fait supporter l’épreuve du rejet. Car c’est le signe des prophètes. » Et une fois encore, il rappela que la vraie grandeur se montre dans la manière dont cette épreuve est acceptée : « Le rejet, c’est cela, n’est-ce pas ? Vient alors la persévérance. Persévérer dans la vie jusqu’au point d’être mis de côté, rejeté, sans se venger par des paroles, par la calomnie, par la diffamation » (Pape François, Audience pour le mouvement international de Schœnstatt, 25 octobre 2014).
On peut se demander où le Père Kentenich trouvait la force d’une telle attitude. Un témoignage qu’il a donné à Milwaukee à une étroite connaissance nous fournit une indication. Lors d’une promenade, ils en vinrent à parler des grandes difficultés qu’on faisait, à lui et à son œuvre. Le Père Kentenich était devenu de plus en plus méditatif, et avait parlé de moins en moins. Cela laissait pressentir qu’il revivait une fois encore bien des étapes de son chemin de souffrance. Puis il dit : « Mais cela ne m’a rien enlevé de la foi en ma mission. Je suis toujours allé de l'avant, j'ai pris les choses comme elles venaient, c'est tout simple. » Et finalement : « Tout cela est bien incompréhensible, on ne pourrait pas le saisir sans une expérience de Dieu incommensurable. »
Une expérience de Dieu incommensurable. Le Père Kentenich avait fait si profondément l’expérience de la bonté paternelle de Dieu dans la personne de la Mère de Dieu, il s’était senti accueilli si personnellement par elle dans l’Alliance d’amour du 18 octobre 1914, que tout prenait pour lui un autre sens. C’est ainsi que, dans ses 14 années d’épreuve, il voyait surtout Dieu comme un grand éducateur et un grand guide. Il se laissait montrer le chemin par Lui. Il ne dépassa pas les limites que Dieu avait posées pour lui. Il se laissa conduire d’en haut, et accepta de dépendre des portes que Dieu lui ouvrait. Il pouvait attendre. Et il dut faire l’expérience de la façon dont agit l’Esprit de Dieu.
Lorsque Saint Jean XXIII ouvrit en 1962 le deuxième Concile du Vatican, un grand changement survint dans l’Eglise catholique. Bien des éléments du Mouvement de Schœnstatt qui semblaient étranges ou incompréhensibles se trouvaient maintenant dans une autre lumière, du fait de ce que les Pères conciliaires reconnaissaient en tâtonnant comme une nouvelle image de l’Eglise. Ce que le Concile percevait maintenant, à travers les voix du temps, comme un appel de l’Esprit Saint, le Père Kentenich l’avait signalé depuis longtemps, et y avait répondu par sa fondation. La perception du Père Kentenich et du mouvement de Schœnstatt se transforma. Un expert essentiel du Concile, le Cardinal Augustin Bea, l’exprima ainsi au Père Kentenich : « Sans le Concile, on ne vous aurait jamais compris ! »
En juin 1965, il fut convenu avec le Cardinal Ottaviani, le Secrétaire du Saint Office, de faire venir le Père Kentenich à Rome courant octobre 1965 pour parvenir à une clarification des questions par un dialogue direct. Le Père Kentenich fut prié de préparer des documents pour cela, ce qu’il fit également.
Le 13 septembre 1965, un télégramme téléphonique fut transmis au Père Kentenich, lui enjoignant de se rendre immédiatement à Rome. Il donna suite à cette injonction aussi vite que possible, et arriva le 17 septembre à Rome. Là, il s’avéra que personne n’avait envoyé le télégramme. Des recherches approfondies sur l’origine du télégramme restèrent sans résultat.
Tout semblait laisser penser que le Père Kentenich était venu à Rome de sa propre initiative. Lors de leur réunion plénière du 24 septembre, les cardinaux du Saint Office semblaient ne pas pouvoir laisser passer cela, et donc devoir renvoyer de nouveau le Père Kentenich au Etats-Unis. Le Cardinal Béa chercha alors à avoir un entretien avec le Père Kentenich. Pour obtenir au moins un délai à ce voyage, « il chercha à lui arracher l’aveu qu’en raison de son grand âge, il ne se sentait pas en mesure physiquement de refaire si rapidement la traversée de l’Atlantique » (E. Monnerjahn, « Le Père Joseph Kentenich », Vallendar-Schœnstatt, 1975, p. 304). Mais le Père Kentenich répondit qu’il se sentait tout à fait en mesure de le faire, si le Saint Office le décidait ainsi. Le Cardinal Béa en fut très impressionné. Il dit que le fondateur de Schœnstatt était un homme d’obéissance inconditionnelle, et s’impliqua en sa faveur de toutes ses forces. Durant ces semaines tendues, le Père Kentenich resta lui-même tout à fait paisible. Il dit qu’il voyait dans ces turbulences inattendues la réponse à sa demande à la Mère de Dieu de montrer clairement qu’elle voulait résoudre elle-même son « cas », et qu’elle le pouvait.
Le 20 octobre 1965, la réunion plénière des cardinaux du Saint Office laissa tomber le verdict décisif : Les actes du Père Kentenich devaient être transmis sans aucune restriction à la Congrégation pour les religieux. Le 22 octobre, le Pape Paul VI confirma cette décision. Le Père Kentenich était ainsi libre, et pouvait reprendre son œuvre.
Ce jour-là, cela faisait exactement 14 ans, depuis le 22 octobre 1951, que le Père Kentenich avait quitté Schœnstatt sur l’ordre du visiteur apostolique, le Père Sébastien Tromp. C’est ainsi que s’acheva un chapitre passionnant de l’histoire récente de l’Eglise.
Le 22 décembre 1965, le Pape Paul VI reçut le fondateur de Schœnstatt en audience. Le Père Kentenich remercia le Saint Père, et lui promit que le mouvement de Schœnstatt œuvrerait de toutes se forces à ce que le Concile soit fructueux, et que l’Eglise puisse remplir sa mission pour le temps présent.
Le 24 décembre 1965, au bout de 14 ans, le Père Kentenich rentra à Schœnstatt.
En cet instant, ce qui comptait pour lui, ce n’étaient pas les épreuves que lui-même et ses collaborateurs avaient pu traverser. Déjà à Rome, il avait clairement exprimé ce qu’il désirait garder en mémoire de ce rude temps d’épreuve : le 23 novembre 1965, le Cardinal Antoniutti lui avait dit dans un entretien : « Oublions le passé ». A quoi le Père Kentenich avait répondu : Nous voulons oublier la croix et la souffrance, l’injustice et le reste. Mais les hauts faits de la Mère de Dieu qui ont illuminé ces événements, nous ne pouvons ni ne devons les oublier.
Cette attitude impressionna beaucoup le cardinal.
Comme, le 24 décembre, après 14 ans d’absence, le Père Kentenich pénétrait maintenant à nouveau dans le sanctuaire d’origine puis pouvait saluer sa famille spirituelle dans la salle de conférence de la Marienschule, il n’y avait de nouveau pour lui que ce seul thème : les miséricordes de Dieu et de la Mère de Dieu, qui, en ce temps d’épreuve, avaient été si manifestement perceptibles. Dans ses paroles de salutation, il se souvenait de Saint Paul, qui se demandait pourquoi Dieu avait permis que son peuple Israël passe par tant d’errances. « Et finalement, il trouve la réponse, grande, belle, pénétrante : Afin de pouvoir faire d’autant plus miséricorde à son peuple » (cf. Rm 11,32).
Le Père Kentenich reprit ces paroles durant les années qui lui restaient à vivre : L’amour paternel de Dieu a permis ces dures épreuves pour lui et pour son mouvement, pour que Schœnstatt soit marqué, profondément et inoubliablement, par le fait que Dieu est infiniment miséricordieux, et que là – et pas dans le génie humain – se trouve le sûr repos de l’Eglise et de Schœnstatt.
« Tout est grâce », avait-il dit quelques semaines plus tôt – le 17 septembre, immédiatement après son arrivée à Rome, alors qu’il se demandait : Comment pourrions-nous supporter tout cela ?
Le Père Kentenich était imprégné de cette conscience dans les presque trois années qui lui restaient encore, après ce 24 décembre 1965, pour fonder son œuvre. Sans cesse, il revenait à ce message central, qu’en tant que fruit de ces années d’épreuve, il considérait comme un testament pour sa famille spirituelle :
Dieu est un Dieu infiniment miséricordieux, et l’homme contemporain, qui se sent souvent si faible et dépassé, a besoin de cette « nouvelle » image de Dieu. Cette expérience de Dieu correspond aussi à une nouvelle image de l’homme : c’est l’homme qui ne défaille pas devant ses limites et ses misères, mais au contraire s’en remet encore davantage à Dieu. Même le vivre ensemble en reçoit une nouvelle qualité : la nouvelle image de l’Eglise est celle d’une communauté qui ne défaille pas devant les petitesses humaines, mais s’ouvre encore plus à la grâce de Dieu. C’est une communauté où la bonté et la miséricorde de Dieu donnent aussi une nouvelle qualité aux relations réciproques.
Le mouvement de Schœnstatt regarde comme un encouragement du ciel le fait que, juste au moment où il célèbre le cinquantenaire du retour du fondateur, commence une année sainte de la miséricorde. C’est le message que le Père Kentenich rapportait de ses 14 années d’exil, c’est aussi ce dont le mouvement de Schœnstatt peut et doit rendre témoignage comme expérience de son histoire.
* En 1908, le Pape Saint Pie X a changé le nom de cette congrégation en celui de « Saint Office » ; finalement, le Pape Paul VI lui donna son nom actuel en décembre 1965 : Congrégation pour la Doctrine de la Foi.